Le 21 février

 

Ce début d'année n'a pas commencé comme je l'aurais espéré. Le rendez-vous que nous devions avoir début janvier a été annulé, quatre jours avant. Je m'en suis physiquement rendue malade toute la journée qui a suivi l'annulation, jusqu'à en vomir en plein dîner… La docteure qui devait nous recevoir est en arrêt, la secrétaire que j'ai eue au téléphone n'avait aucun remplaçant vers qui nous renvoyer, et nous avons du nous rabattre sur un tout autre hôpital pour obtenir un nouveau rendez-vous qui a eu lieu la semaine dernière, soit plus d'un mois après la date du rendez-vous initial.

Vous dire que j'attendais beaucoup de ce rendez-vous est sans doute un euphémisme. Je ne savais pas précisément à quoi m'attendre, mais j'espérais qu'il se passerait quelque chose, qu'on nous donnerait enfin des informations concrètes, des réponses, qu'on nous pousserait enfin sur un chemin précis à arpenter, qu'on nous aiderait, qu'on nous accompagnerait. Oui, j'espérais que ce rendez-vous pourrait changer ma vie.

Nous avons passé davantage de temps auprès des secrétaires que dans le bureau de la médecin qui nous a reçus. Elle a survolé quelques secondes les dizaines de résultats que nous ramenions de nos nombreux examens, s'est étonnée de ne pas y trouver certaines données, nous a posé quelques rares questions dont les réponses étaient quelque part dans les feuilles éparpillées devant elle, a annoncé que rien n'expliquait que ça ne fonctionne pas après tout ce temps, nous a prescrit de nouveau des examens et nous a remerciés.

Vous dire que je suis sortie sonnée et en colère de ce rendez-vous est sans doute un euphémisme. Rien ne nous a vraiment été expliqué, rien ne nous a été proposé, rien des différentes options qui pourraient s'offrir à nous ne nous a été présenté. J'entends évidemment que rien ne puisse se mettre en route avant d'avoir les derniers résultats des derniers examens à passer. Mais... Un peu d'empathie ? Un peu de temps accordé à un couple qui souffre depuis plus d'un an, qui fourmille de questions, qui aimerait savoir quelle aide existe, si un jour il doit en avoir besoin ? Le souvenir de cette entrevue me laisse affreusement amère et écrire ravive la colère. 

Aujourd'hui, j'ai du faire un test de grossesse par prise de sang. J'ai eu mes règles dimanche, mais en prévision de l'hystérosalpingographie que je dois subir après-demain, un test est obligatoire pour s'assurer qu'on ne m'injecte pas d'iode dans l'utérus et qu'on ne l'inonde pas de radiations alors qu'il abriterait un fœtus. C'est un peu la cerise empoisonné sur un gâteau à la merde : imposer un test de grossesse à des femmes qui, si elles passent cet examen, ont des risques d'être au début d'un parcours PMA et donc dans l'attente fébrile d'une grossesse, c'est d'une cruauté... Même si j'en comprends la nécessité, je suis abasourdie du peu de considération qui m'a été témoignée sur cette question. J'ai vécu cette prise de sang comme la violence ultime de ce début de parcours. Début qui n'en finit pas de s'étendre dans le temps, début qui dure finalement depuis bientôt un an et demi. Ce n'est d'ailleurs même pas le début de quoique ce soit. C'est un prélude. C'est la préface du bouquin. Il ne se passe toujours rien.

Je n'abandonnerai jamais, ça me paraît même absurde d'écrire cela, comme si l'idée pouvait exister quelque part. Je sais que j'ai en moi des ressources infinies et qu'on ira au bout. Ce n'est pas la question. La question, c'est l'épuisement et c'est la santé mentale qui pâtit très sévèrement de ces quinze mois de déceptions et d'errance. La question, c'est qu'on me prescrit des listes et des listes et des listes d'examens auxquels parfois je ne comprends rien, mais qu'on ne m'a jamais, jamais demandé comment j'allais et si je n'avais pas besoin de consulter quelqu'un qui puisse prendre en charge ma santé mentale ? La question, c'est qu'on a bien envie de m'aider à remplir cet utérus et à comprendre pourquoi ça ne marche pas jusqu'ici, mais qu'on a aucunement l'intention de me demander si je vais bien et de m'aider si je ne vais pas bien. La question c'est qu'on accompagne le corps sans jamais proposer d'accompagner la tête. La question, c'est que les femmes ont tellement l'habitude d'endurer horreurs sur horreurs sur horreurs, les femmes sont tellement programmées à tout subir pour enfanter parce qu'elles sont bonnes qu'à ça de toute manière, c'est leur seul but dans la vie, c'est le seul sens à leur existence, qu'on ne pense même pas à ce que ça leur fait, dans le bide justement, dans les tripes, dans le cœur, dans la tête, dans la poitrine, dans la gorge, on ne pense même pas à ce que ça nous fait quand on y arrive pas.

J'ai envie qu'on me pose la question, parce que moi du coup je sais. J'ai envie qu'on nous donne de l'espace, non, qu'on prenne nous-même l'espace nécessaire pour en parler, parce qu'on est plein, plein à savoir. J'ai envie qu'on en parle tout le temps, partout, et fort, parce qu'on est légion à être passées par là. J'ai envie qu'on nous prenne en compte, j'ai envie qu'on raconte nos histoires, nos trajectoires, toute la peine, la douleur physique du manque d'un être qui n'a jamais existé. J'ai envie qu'on s'arrête cinq minutes, ou trente, ou des heures entières et qu'on nous demande. Comment on va ? Comment je vais ? Vraiment.

 

 

Le 23 février

 

Je crois qu’on a toutes et tous entendu un jour une mère nous dire la magie de toute la douleur de l’accouchement qui s’évapore à l’instant où la peau de son bébé a enfin touché la sienne. Moi, j’y ai toujours cru même si ça m’a toujours paru vraiment fou, imaginant à peine l’horreur potentielle de ces douleurs évanescentes. Je ne saurai peut-être jamais si c’est vrai, ou en tout cas si moi aussi j’oublierai tout quand on posera mon tout petit bébé sur mon ventre. Ce que je sais en revanche, c’est qu’un autre moment emprunte un peu de cette mécanique magique : je sais que les douleurs et la gêne immenses causées par l’hystérosalpingographie, qui n’a vraiment rien d’une partie de plaisir, s’évaporent elles aussi quand la médecin m’explique que j’ai une malformation utérine congénitale, un utérus unicorne, et qu’il va falloir s’assurer de la taille de mon utérus avant de pouvoir autoriser (ce sont ses mots) une grossesse.

J’ai reçu ces quelques phrases comme on assiste à une explosion à quelques mètres de soi. Ne restent qu’un brouillard épais, un début de vertige persistant, les oreilles qui sifflent et oblitèrent tout le bruit de la vie qui continue. Aucune question ne s’est formulée dans mon esprit, rien ne m’est venu, aucune interrogation n’a supplanté les quelques “d’accord” polis et automatisés qui ont glissé entre mes lèvres et ponctué l’annonce cauchemardesque.

Je ne sais pas quelle place il reste à l’espoir. Je disais, à peine plus haut, que je n’abandonnerai jamais mais j’apprends aujourd’hui que mon corps ne me laisse peut-être pas ce choix. Utérus unicorne. C’est si mignon que je souris en l’écrivant. Quel dommage que ces deux mots cachent une vérité si profondément triste…

Je m’attendais à beaucoup de choses. La fameuse trompe bouchée, ça arrive, ça se contourne, y a plein de solutions. Un problème d’hormone, pas grave, ça se contourne, y a plein de solutions. J’étais prête à beaucoup de choses, j’étais prête à tout affronter, à tout contourner, à trouver toutes les solutions à tout. Mais ça, ça je ne l’ai pas vu venir. Un problème physique, du corps, une anomalie pareille, une malformation, cet utérus potentiellement trop petit pour accueillir et laisser se développer un bébé, je ne l’ai pas vu venir. Et ça, ça ne se contourne pas. Pour ça, il n’y a pas de solution.

Il y a un trou béant sous mes pieds, c’est la chute libre, elle n’en finit pas.

 

 

Le 10 mars

 

Depuis des semaines, je me plonge dans des recherches aux noms fantastiques et farfelus. Utérus unicorne. Je souris en repensant à une époque, pas si lointaine d’ailleurs, que j’ai passée absolument passionnée par les licornes, ça sortait de nulle part et m’a poursuivie de nombreuses années ! Etonnant comme cela revient me hanter aujourd’hui… Utérus unicorne, donc. La fantaisie cache en réalité un utérus à demi développé, qui n’a qu’une seule trompe et une forme de petit croissant au lieu de la traditionnelle poire inversée. Nous faisons face à deux problématiques : la présence d’une trompe solitaire diminue déjà statistiquement les chances de grossesse de moitié, et la forme conjuguée à la petite taille de l’utérus entraînent bon nombre de complications potentielles. Risque de fausses couches à répétition, de grossesse extra-utérine, et évidemment de retard de croissance, voire de prématurité. C’est un bien sombre tableau, au premier abord. Mais mes recherches ne se sont pas limitées à réapprendre le plus précisément possible les nouveaux contours de mon anatomie. Je le disais la dernière fois : je dois chercher moi-même l’espoir et c’est exactement ce que j’ai fait. A la différence près que je ne savais pas que c’était bien de l’espoir que je trouverais... J’ai épluché tous les sites et les forums imaginables à la recherche d’autres femmes aux utérus incomplets qui raconteraient leur parcours. J’en ai trouvé beaucoup et concernant celles qui sont sur ce chemin depuis plus longtemps que moi, toutes, toutes sans exception, disaient leur chance d’être aujourd’hui mamans. Parfois au terme de grossesses difficiles, mais parfois en ayant finalement très peu adapté leur quotidien et en ayant peu souffert. De la même manière que je me sens impuissante à dépeindre l’ampleur de ma souffrance depuis le début de ce voyage, je me sens aujourd’hui complètement incapable de dire toute l’immensité absolue du soulagement qui m’étreint depuis la lecture de tous ces témoignages. Elle est là, la bouffée d’air dont j’avais tant besoin. Elle est logée dans les mots de ces femmes qui ont traversé l’enfer puis découvert le paradis dans les yeux de leurs enfants. Elle réside au creux de ma certitude renouvelée et désormais plus solide que jamais : nous y arriverons. Je crois plus que jamais au pouvoir infini de la parole des femmes. Voilà pourquoi nous devons parler, raconter, expliquer. Voilà pourquoi les trajectoires de vie les plus chaotiques ont besoin de place et de lumière ! Pour rallumer le feu ardent et indispensable de l’espoir chez toutes celles qui doutent, qui se pensent seule au monde dans cette lutte, qui sont terrifiées par ce qu’elles découvrent sur leur propre corps. Les mots sont les plus belles armes à notre disposition pour espérer aider les autres et changer, sinon le monde entier, au moins leur monde à elles.

Bien sûr, je prends encore des gifles tous les jours. Quand je croise ma collègue de plus en plus enceinte et qu’il y a sur le tableau de la salle de pause un sondage amusant pour parier sur le sexe de son bébé à naître. Quand une cliente parcourt sous mes yeux la liste de naissance d’une proche pour me demander des titres sur la maternité. Quand ma belle-sœur me raconte les démarches qu'elle et son mari entreprennent en vue de faire un troisième enfant et que je me dis qu'elle l'aura probablement avant moi. Quand ma belle-mère enchaîne les remarques légères et enthousiastes sur la maternité en évitant soigneusement de nous demander directement où nous en sommes, alors qu'elle sait notre bataille. Quand mon oncle inonde la conversation familiale de photos et vidéos de son petit-fils de quelques semaines à peine. Quand je vois les enfants de mes ami.es en story Instagram. Quand je vois ces grands bébés aux yeux immenses qui tiennent à peine debout et marchent de travers dans toute la librairie en distribuant des sourires à tout va. Tout est toujours une gifle, tout me sert toujours le cœur, mais sans la violence que je ressentais si puissamment il y a encore quelques jours car j’ai réalisé que rien n’avait changé dans le fond. Ce que j’ai d’abord pris pour un drame à cause d’une médecin dénuée d’empathie (l’importance des mots !) n’est qu’une simple mauvaise nouvelle. Cela ne change strictement rien au parcours que je me suis imaginé depuis plusieurs mois maintenant : je sais qu’on en passera par de la PMA et ça ne m’a jamais fait peur, ça n’a jamais été un renoncement. Au contraire : c’est ce qui nous aidera à accéder à notre rêve le plus cher, c’est ce qui fera enfin de moi une maman. Est-ce que j’aurais préféré que mon bébé soit conçu dans un moment intime, de partage, de plaisir, d’amour charnel entre son père et moi ? Evidemment. Mais tout, dans notre démarche, est motivé par l’intime, le partage et l’amour que l’on se porte. Le contexte m’importe peu car le résultat sera le même : notre bébé licorne.

 

Une autre épiphanie récente : les gens s'en foutent. Je l'ai réalisé, il y a peu, je ne sais pas pourquoi ça m'a pris autant de temps. C'est une évidence et c'est normal : ce n'est pas leur vie, ce n'est pas leur réalité ni leur souffrance. Ils ont les leurs, pourquoi prendraient-ils la peine de penser à ce que je vis ? Est-ce que je passe mon temps à ruminer les misères que mes ami.es traversent ? Non. Ça n'empêche pas l'empathie, ça n'empêche pas l'amour et quelques pensées qui semblent suffire. Mais je crois que ça ne suffit pas. Ce que je donne ne suffit sans doute pas. Ce que je reçois ne suffit pas du tout. Tout ce que j'encaisse depuis bientôt un an et demi est devenu si central, il n'y a presque plus de place pour rien d'autre dans ma vie, ça m'agrippe, me colle, m'englue, c'est dans ma vie, c'est ma vie-même, c'est devenu mon identité. Et je suis si profondément blessée devant le silence de certain.es ami.es… Cela me sidère que quelque chose d'aussi capital pour moi ne le soit pas pour le reste du monde entier. C'est injuste. Tout est injuste. Je n'arrive pas à mettre de l'ordre dans tout ce qui bouillonne depuis plusieurs jours. Je suis tellement en colère et tellement déçue par certain.es. Il faudrait que j'aie le courage de le leur dire parce que quelque chose s'est brisé dans notre relation lorsqu'iels ont préféré garder le silence et leurs distances. C’est bête et d’une évidence éclatante : on est forcément déçu.e un jour par celleux qu’on aime et dont on attend quelque chose. Le contraire est aussi vrai d’ailleurs : on est parfois très agréablement surpris par celleux dont on attendait rien. C’est sans doute cela, la clef. Ne rien attendre de personne. Ce serait si facile, si c’était faisable, mais personne ne vit sans attente et la tendresse qu’on a pour les autres vient avec des attentes, c’est comme ça, je crois que c’est impossible de faire autrement. “Faire” autrement, comme si c’était justement un choix, quelque chose de conscient, réfléchi, décidé, actionné et comme si l’alternative était envisageable... Mais non, c’est juste un réflexe du cœur, un réflexe de vie. On aime, alors on attend. Une réciprocité, une présence, un soutien. Un minimum. C’est difficile de réaliser qu’on est visiblement pas grand chose pour des personnes à qui on a essayé de tant donner. Je suppose que cela aussi, c’est un deuil. Un de plus à faire, un qui s’ajoute à ceux que je vis chaque mois depuis si longtemps maintenant. Mais est-ce que les gens s’en foutent vraiment ? Ou est-ce ce que j’ai évoqué tant de fois, à savoir cette gêne profonde pour ce sujet qui touche à l’intimité/la sexualité/la fécondité des femmes ? Est-ce qu’il est compliqué de comprendre et de saisir l’ampleur de ce que cela représente pour moi, à quel point j’en chie, à quel point j’ai précisément besoin de tout le soutien possible ? Est-ce qu’on ne sait à ce point pas quoi dire, est-ce que c’est si dur de manifester un peu de réconfort à quelqu’une qu’on a si souvent appelée “amie” ? Je n’en sais rien, peut-être que je ne me rends pas compte. Ce sujet est tellement devenu mon quotidien qu’il n’a plus aucun tabou pour moi-même, et peut-être que j’oublie que ce n’est pas le cas de tous.tes.  Je ne sais pas, je n’ai pas les réponses. Je devrais probablement me focaliser sur les quelques personnes incroyables qui me manifestent systématiquement un soutien sans faille, profond, si émouvant. Je sais que ce sont elles qui comptent, ce sont elles qui sont précieuses et qui font la différence parfois dans les jours sombres. Il faut que je laisse les silencieux.ses partir, c’est ainsi.

 

 

13 mars

 

J'ai eu mes règles ce matin, elles devaient arriver dans deux jours. Dire que la déception n'existe plus serait mentir. Même si j'ai à peu près fait la paix avec l'idée de ne pas avoir cet enfant naturellement, un vague espoir minuscule subsiste, l'espoir d'un miracle. Alors en découvrant le papier rougi, je me suis sentie un peu comme ces matins à la fin de l'automne, quand il ne fait pas encore si froid et que le soleil nous inonde encore de quelques uns de ses rayons mais qu'on se perd un instant à espérer voir la neige en ouvrant les volets. C'est vain, c'est tellement improbable. Pourtant tout au fond, il y a quand même cette flamme presque invisible à l'œil nu, qui brûle, brûle et que rien ne semble pouvoir éteindre. L'espoir, oui.

 

 

17 mars

 

Est-ce que guérir me prendra un temps proportionnel à celui qu'il nous aura fallu pour avoir ce bébé ? 

 

 

20 mars

 

Je ne sais même pas pourquoi je veux un enfant, cet enfant. Je ne suis pas persuadée de faire un jour une bonne mère. Je n'aime même pas tant les enfants, ils me mettent mal à l'aise la plupart du temps, je ne sais pas comment être à leur contact, comment leur parler, les regarder, leur sourire, tout est trop imprévisible avec eux et je n'ai jamais appris l'improvisation.

Pourtant dès mon adolescence, j'ai été absolument convaincue de mon désir d'enfant. À l'époque, mes parents venaient de divorcer et, après que mon père a sombré là-dedans, ma mère se mettait à couler à son tour tranquillement dans l'alcoolisme. Avoir un jour un enfant, c'était la promesse de (re)construire une famille à moi, comme un remplacement à celle qui volait en éclat. C’était avoir la chance de recréer, en mieux, ce dont j’étais issue et dont je voulais m’échapper au plus vite. C’était une revanche.

Puis j'ai grandi. J'ai appris, j'ai lu, vu, écouté et sans que je ne puisse le définir mieux que ça, le féminisme était devenu le centre de ma vie. J'étais désormais terrifiée à l'idée d'avoir un enfant (une fille ? mais quelle vie de souffrance elle aurait forcément dans ce monde affreusement misogyne ! un garçon ? mais comment être sûre d’en faire un homme décent dans ce monde affreusement misogyne ?!) mais résolue aussi à honorer le concept de transmission et d’élever une future bonne personne, peut-être celle qui changerait le monde un jour ? 

Pourtant, suite à une énième rupture amoureuse qui surgissait pile à l’âge où j’avais toujours imaginé avoir mon premier enfant, j'ai finalement commencé à questionner ce désir d'enfant. Était-il vraiment le mien ? Ou plutôt celui que la société projetait sur moi, individue pourvue d’un utérus ? Ou encore, celui de ma mère qui s'imagine grand-mère depuis bien longtemps maintenant ? Était-ce la fameuse trentaine qui se dessinait à l'horizon et qui me hurlait de loin qu'il fallait sans doute que je passe la seconde si je voulais un bébé ? Des mois entiers se sont écoulés sans que je n'arrive à trancher. J'oscillais chaque jour entre une répulsion totale et une hâte viscérale à cette idée d'être mère…

Encore en proie à ces questionnements brouillons et au beau milieu d’une thérapie salvatrice, j'ai rencontré l'homme qui allait devenir mon mari. J'ai aussi rencontré sa famille, dans laquelle évoluent plusieurs enfants, dont sa propre fille. Et même si certains jours tout me semble insupportable dans ce quotidien avec un.e enfant, j'ai compris que c'était avant tout ma frustration jalouse qui parlait. C'est dur parce que ce n'est pas la mienne, c'est dur parce que je ne suis pas mère. C’est dur parce qu’il est ce père formidable à la patience infinie et à la drôlerie permanente, c’est dur parce qu’il m’inspire et parce qu’avec lui à mes côtés, ce sera facile, parce qu’avec lui j’ai une chance d’être une mère pas trop nulle.

Je ne sais toujours pas pourquoi je veux tant l'être, au fond. Si c'est un condensé de tout ce que j'ai évoqué, cette envie (ce besoin ?) de créer ma propre famille pour soigner l'idée que je me faisais de celle que mes parents ont cru bâtir, ou ce désir de transmettre le beau et le bon et le juste ? Je ne sais pas. Peut-être qu'on n'a pas besoin de raison, peut-être que la raison n'a strictement rien à voir avec cet appel du cœur, cet élan du corps qui bouillonne de tout son feu quand mes yeux se posent sur un ventre rond, sur un tout petit endormi dans une poussette, sur les regards rieurs et débordants d'amour que s'échangent une mère et son enfant. C'est comme ça. Je ne sais pas pourquoi je le veux, mais je suis sûre de le vouloir. C'est déjà pas mal.

 

 

1er avril

 

L'autre jour, nous avons passé du temps tous les trois à feuilleter le nouveau livre que mon mari a offert à sa fille : un joli documentaire sur les bébés animaux. On s'est longuement émerveillé, on a été surpris parfois par ce que l'on apprenait, on a découvert des espèces étranges et des particularités incroyables. Et puis, ensuite, j'ai repensé à ce qui m'a déjà trotté dans la tête quelques fois durant cette longue année écoulée : ça a l'air si simple pour les animaux. On nous parle de période de reproduction, des naissances qui ont ensuite lieu de tel à tel mois, et tout a l'air si naturel, si évident, si facile, si millimétré. Est-ce qu'il leur suffit de s'accoupler une fois ou deux au bon moment et basta ? Est-ce que c'est vraiment “comme à la télé“, un coït de quelques secondes et paf, une portée de petits tigres quelques mois plus tard ? Ou alors, est-ce que tous les documentaires animaliers prennent d’immenses raccourcis et généralisent à outrance ? Existe-t-il des baleines infertiles ? Y a-t-il des singes avec des moitiés d'utérus en moins ? Est-ce qu'il existe des lions stériles, dont le sperme est d'une trop mauvaise qualité ? Est-ce que certaines femelles girafes ont des ovaires défaillants et ne pourront donc jamais enfanter ?

La nature a toujours l'air si bien faite quand il s'agit de n'importe quel autre animal que l'humain, éternellement en proie à mille et unes vicissitudes. Est-ce une chimère ou est-ce le prix à payer pour nous, pauvres humains qui avons tout détruit et avec nos propres capacités à nous reproduire ? Est-ce qu’on est d’ailleurs responsables de ça ? Est-ce que dans une société plus saine et naturelle, ma mère aurait mis au monde une petite fille complète, sans problème de santé, sans blocage dans son œsophage, sans trou dans son palais, sans dysfonction dans sa colonne vertébrale ? Est-ce que c’est vraiment le hasard complet du développement des cellules ? Est-ce que des ratés pareils sont normaux ? Est-ce que la nature peut rater autant ?

 

 

12 avril

 

Je l'ai évoqué la dernière fois mais je crois que je n'en ai jamais parlé précisément ici : mon mari a une fille, elle s'appelle Zoé et a six ans maintenant. Récemment, entre une lecture bouleversante et une conversation passionnante qui n'en finit pas, j'ai réalisé plein, plein de choses vis à vis de cette enfant. Quelque chose s'est ouvert, quelque chose grandit et change.

Lui et moi, on a jamais vraiment parlé dans le fond de ma relation à Zoé. Je crois qu'il m'a laissé l'espace d'en faire ce que je voulais, ou ce que je pouvais du moins. Il n'a rien voulu baliser à ma place, a préféré sans doute n'imposer aucune limite particulière et me laisser m'impliquer de la manière dont j'avais décidé de le faire. C'était sans aucun doute le bon choix, j'avais besoin d'explorer cette relation à mon rythme et dans les limites qui s'imposaient naturellement à moi.

Ça a été malgré tout compliqué pendant longtemps. Jusqu'à maintenant, en fait. Parce qu'il n'existe pour ainsi dire aucun modèle relatif à ce rôle particulier de belle-mère. Il n'y a pas de recette miracle, de guide à suivre qui aurait fait ses preuves. J'ai tâtonné jusqu'à présent sans savoir vraiment comment agir, comment me comporter, comment me positionner, à quel degré m'impliquer justement. Chaque jour me semblait être prétexte à des ajustements permanents. Je faisais des choix par défaut qui ne me convenaient pas souvent et qui me frustraient moi-même. Parce que j'avais l'impression d'être passive, de subir une situation que je n'avais pas choisie et sur laquelle je n'avais aucun pouvoir.

Et donc récemment, très récemment, j'ai commencé à comprendre. À comprendre que je pouvais devenir actrice de cette situation et de cette relation si je le souhaitais, que je pouvais m'investir, la transformer en quelque chose de bien plus joli et positif. Que je pouvais choisir de DONNER une place à cette enfant, au lieu de simplement regarder celle qu'elle prenait. J'ai réalisé qu'elle n'était pas juste une enfant que mon mari a eue avec une autre. Qu'elle n'était pas juste cette enfant que je n'ai pas désirée, là, un peu encombrante, au milieu de mon couple. J'ai réalisé qu'elle était l'enfant de l'homme que j'aime et que j'ai choisi d'épouser. J'ai réalisé qu'elle est déjà quelqu'un, quelqu'un à part entière. Une petite fille qui me fait mourir de rire parfois par son vocabulaire riche et surprenant, qui a déjà une intelligence vive et unique, qui a un humour fin et pataud (et également une capacité de concentration proche du néant). C'est une petite fille qui a son caractère déjà, et ses défauts et ses qualités.

Et moi, pour elle, j'ai réalisé que j'étais une figure parentale malgré tout, une figure de “référence”, d'autorité. C'est un rôle qui s'impose par le simple fait d'être une adulte dans son quotidien et sa sphère familiale directe. C'est un rôle qui vient avec ses responsabilités dont une capitale et centrale : je dois faire de mon mieux. Elle mérite que je fasse de mon mieux. Elle mérite ma bonne humeur, mon humour, ma disponibilité, des câlins si elle en veut de ma part. Elle mérite mon intérêt attentif envers n'importe quelle discussion sur les bobos imaginaires de ses peluches. Elle mérite ma patience et mon indulgence. Elle mérite que je me souvienne qu'elle est une enfant de six ans, imparfaite, en construction, avec des besoins auxquels je ne comprends peut être pas tout encore. Elle mérite mieux de ma part que ce que je lui ai donné jusqu'à présent. J'ai ENVIE de lui donner mieux. J'ai envie d'être là, j'ai envie de jouer, j'ai envie de lui souhaiter bonne nuit chaque soir, j'ai envie qu'elle me fasse un câlin chaque jour quand je rentre du boulot, j'ai envie de râler un peu en lui lançant des regards appuyés mais rieurs quand elle laisse un morceau ridicule dans son assiette alors qu'elle pourrait clairement le finir. J'ai envie de participer à ce qu'elle est et ce qu'elle deviendra. J'ai envie de faire partie de ses apprentissages, de ses découvertes, de son développement. 

Il m'aura fallu plus de trois ans donc, pour en arriver là. Et je ne dis pas que tout est gagné, acquis, que ce ne sera pas dur parfois, que je ne manquerai pas de patience certains jours, que je ne serai plus jamais exaspérée, que je n'aurai jamais envie de faire marche arrière et de retomber dans ma réserve, mon retrait, cette présence discrète et lointaine. Je ne sais pas de quoi demain est fait. Mais je sais la grandeur de ce que j'ai réalisé ces jours-ci, je sais le poids énorme qui s'est volatilisé et qui me laisse respirer plus profondément et sans douleur. Je sais le plaisir que j'ai eu ces derniers jours à regarder cette enfant vivre et être, avec des yeux bien plus doux et plus concernés par ce qui se joue dans ma propre maison. Vivement la suite.

Est-ce qu'enfin, cela peut signifier que je suis vraiment... prête ?

 

 

21 avril

 

Ma grand-mère est morte ce soir. J'ai froid depuis que j'ai entendu ma mère me dire que c'était terminé. J'ai froid comme si la chaleur d'un amour m'avait quittée soudainement. Quitte à avoir froid, je suis sortie marcher longuement dans la nuit, j'ai appelé mon père pour lui annoncer la nouvelle, il m'a changé les idées quelques minutes. Puis les lampadaires de la rue se sont éteints, comme chaque soir. J'ai vu toutes les étoiles, la lune presque ronde. C'était une belle nuit pour mourir... Elle me manquera, ma mamie. Elle me manque depuis longtemps en réalité. Depuis que j'ai grandi, depuis que je suis partie. Elle ne fait plus vraiment partie de mon quotidien depuis un sacré bout de temps, si on y pense. Ca ne signifie pas qu'elle ne fait plus partie de mon cœur, évidemment. Mais c'est toujours différent quand on grandit. Elle me manquera car elle manquera au monde. Je suis triste pour le monde, davantage que pour moi. Car son âme n'existe plus et le monde sans son âme à elle est un peu plus triste. J'avais écrit quelque part, il y a quelques temps, que ma grand-mère ne connaitrait sans doute pas mon enfant, notre enfant. Je suis triste d'avoir eu raison...