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Nous sommes le 13 juin, la moitié de l'année a déjà passé et cela fait presque deux ans que je n'ai pas écrit une ligne ici. Je doute que qui que ce soit se perde encore dans les méandres de ce "blog", je doute que quiconque lise ces mots un jour. Ils seront juste pour moi, mais je ne sais même pas lesquels déposer là exactement. Je ne sais pas quoi formuler, ni comment le faire, par quoi commencer. 

La vie est douce,  j'exerce aujourd'hui un métier que j'aime énormément et il y a un peu plus d'un mois j'ai épousé un homme incroyable que j'aime du plus profond de mon cœur, de toute mon âme. Il est la seule personne au monde à me faire sentir si sereine, si sécure. A ses côtés rien n'est grave, il enrobe tout d'une épaisse couche de douceur constante, il enveloppe tout de moi et de notre vie d'un voile exquis qui atténue toutes les peines et tous les doutes. Tout... ou presque.

Puisqu'il y a cette chose pour laquelle il ne peut rien, sur laquelle il n'a aucune prise. Tous les efforts du monde ne peuvent m'apaiser sur cette question qui me grignote à l'intérieur, me ronge morceau par morceau. C'est une montagne, déjà, mais ce n'est rien encore et c'est tout le problème : ce ventre qui reste désespérément vide malgré les mois qui passent. Cette envie viscérale d'être mère qui hurle et me tord, qui me terrasse chaque fois que le sang revient, chaque fois qu'une nouvelle annonce de grossesse autour de moi me rappelle que je n'ai, moi, rien à révéler, rien qui grandisse en mon sein... Je passe par un éventail d'émotion qui grandit et s'étoffe chaque mois. Il y a encore, évidemment, des résidus d'espoir et de paix, il y a beaucoup d'impatience, cette chaleur qui trépigne dans mes tripes, il y a surtout tant de peine, tant de questions, tant de culpabilité. Rien n'indique qu'il y ait un problème, rien n'est anormal, ce n'est encore pas si long, six mois, d'autres ont eu à patienter tellement plus longtemps. Et pourtant ce sentiment que quelque chose ne va pas, que je n'y arriverai jamais, que je ne vivrai jamais ce bonheur et cette aventure folle me cloue à terre. Les semaines s'accumulent et ce désir bouillonne, en sourdine, il me brûle tout dedans.

C'est l'attente qui rend folle, paranoïaque, qui ne laisse aucun répit, qui transforme tout en drame et en tristesse insondable. L'attente qui, ici, n'a pas de date butoir annoncée, l'attente qui s'étire sans que personne ne puisse deviner quand elle prendra fin. Elle parasite tout, elle s'insinue dans tout, elle prend toute la place. Elle devient tout, elle devient le quotidien, la vie-même. Tout tourne autour de l'attente, elle dicte tout et tout est lié à elle. Elle fait douter de tout, de soi, de son corps, de sa capacité à abriter la vie, à créer, à accueillir, à se faire développer les cellules qui formeront un jour notre enfant. L'attente est une torture sur laquelle on n'a aucun contrôle, c'est un tourment que l'on ne peut que subir, auquel on n'échappe pas, auquel on ne peut se soustraire. L'attente est là, en permanence, elle m'accompagne chaque jour, et chaque seconde qui compose chaque jour. Elle pèse sur les épaules, invisible aux yeux du monde. Personne ne la voit, personne ne soupçonne cette présence gluante qui ankylose pourtant chacun de mes gestes, personne ne soupçonne les larmes qu'elle fait couler certaines nuits, personne ne soupçonne le cœur craquelé qui bat déjà pour ce bébé qui n'existe pas encore, qui n'habite que mes rêves. L'attente est silencieuse, on n'en parle pas, on ne la partage pas, c'est une souffrance solitaire qui ne trouve jamais aucun écho. Pourtant je voudrais que l'univers entier sache. Qu'il sache comme c'est long, qu'il sache pourquoi certains jours je n'arrive pas à sourire, qu'il sache la blessure causée par le simple temps qui passe.

 

 

Nous sommes le 21 août et hier, cela a fait 9 ans que j'ai avorté. Je n'y ai pas pensé de la journée, trop occupée à fuir la canicule dans le frais de notre maison, retranchée dans les bras tendres de mon mari et coulée dans le confort de notre canapé. Et puis, la nuit venue, j'ai repensé à la date du jour. Le 20 août. 9 ans, déjà. 9 ans que je vidais ce ventre à grand renfort de pilules et dans une douleur si intense que j'en vomis alors. 9 ans que je vidais ce ventre, quand aujourd'hui cela fait environ 9 mois (la durée d'une grossesse…) que nous essayons de le remplir. Il n'y a aucune amertume, pas même de tristesse, il n'y a évidemment pas l'ombre d'un regret, et rien n'est comparable dans le fond, les contextes et conditions étant si diamétralement opposées. Mais cette mise en parallèle, ou en perspective, m'a troublée un instant. Les hasards de la vie. 

 

 

Nous sommes le 24 octobre, la vie passe et je la regarde passer. Tout est si dur et je me fuis en permanence pour ne pas penser à tout, qui est si dur. Parfois je m'y autorise, et je me laisse submerger par la peine et la douleur. Je patauge, je me prends dans une toile épaisse de désarroi profond. Je me laisse engluer dans une vaste couche de tristesse absolue. Au quotidien, je donne si bien le change. On ne se doute pas, je ris toujours, je souris beaucoup, je fais des blagues bancales qui m'assurent une place toute chaude au milieu d'assemblées qui comptent pour moi. Pourtant tout est si dur. Le mois dernier a probablement été le pire de ma vie. Je ne crois pas exagérer, je crois que je le pense très sincèrement. J'y ai cru, j'y ai cru si fort. Cinq jours entiers, cinq jours plein, j'y ai cru. J'ai cru au rêve enfin devenu réalité, j'ai cru au miracle, j'ai cru au bonheur. J'imaginais déjà tout, le test prévu le lendemain matin ensemble, la prise de sang ensuite, puis l'échographie, et les nombreuses annonces créatives, originales, si émouvantes que nous aurions faites à nos proches. J'y ai tellement cru, j'ai tellement pensé que cette fois était la bonne. Cinq jours, ça ne m'était jamais arrivé. C'était forcément bon. Et puis, bien sûr, non. Enfermée dans un train, loin des bras chauds de mon mari, seule parmi une foule d'étrangers indifférents, j'ai su, j'ai vu le sang sur le papier toilette. Pendant deux heures, j'ai pleuré silencieusement dans mon siège, terrassée par la violence de cet espoir étincelant fracassé en plein vol. J'ai pleuré deux jours de plus et depuis la vie passe, et je la regarde passer. Quelque chose s'est cassé, dedans. Je ne sais plus comment je me sens, je ne sais plus si l'espoir réside encore quelque part ou si la résignation a pris toute la place. Nous avons rendez-vous bientôt avec notre médecin pour parler de la suite. Des examens à faire, des questions à se poser, des chemins à prendre, des choix qui s'offrent à nous. Je ne vis que dans l'attente (encore l'attente, toujours l'attente) de ce rendez-vous qui me donnera au moins le vague sentiment d'avancer, de reprendre un rôle un tant soit peu actif dans cette histoire. La passivité me rend malade. Ca aurait pu être une si belle année. Ca aurait pu être l'année incroyable pendant laquelle nous nous serions mariés et où nous aurions conçu notre enfant. Ca aurait pu être une si, si belle année. Au lieu de cela, l'agonie de l'attente sans cesse déçue a anéanti quelque chose en moi. Je ne sais pas si je suis encore en mesure de décider simplement d'aller mieux, si ma volonté simple et seule peut suffire à m'extirper de ce chaos intérieur, si je ne me complais pas un peu dans cette douleur. Je ne sais pas si la blessure est définitive, déjà trop profonde pour disparaitre un jour. Noël approche et on me réclame déjà la liste de ce que je voudrais, sans savoir que rien n'a de saveur pour moi aujourd'hui et que la seule chose que je désire au monde, on ne peut me l'offrir en cadeau, glissé sous un sapin et emballé de rouge et d'or.

 

 

Nous sommes le 28 novembre, les rendez-vous et les examens se succèdent mais reste encore l'attente. L'attente jusqu'à janvier, jusqu'au rendez-vous ultime avec une spécialiste qui pourra analyser pour nous les résultats de nos divers examens et qui, surtout, pourra nous aiguiller, nous montrer la route, nous indiquer le chemin, nous donner de quoi tenir et de quoi arriver à destination. Je croyais que ça allait mieux, je croyais que le soulagement était enfin là, pour de bon, installé, solide. Je pensais que partager le fardeau avec les médecins, avec mon mari aussi de manière plus concrète, m'allégeait enfin. Mais, je ne sais plus comment je me sens, à part "mal". Je tâche chaque jour, chaque minute, de me persuader que ça va, que ça avance, que ça arrive. Mais rien n'est assez satisfaisant. Pourquoi est-ce que c'est si dur ? Pourquoi est-ce que je le vis si difficilement ? Pourquoi est-ce devenu une telle douleur ? Pourquoi est-ce que je n'arrive pas à lâcher prise, à accepter le temps qui passe, pourquoi c'est si dur ? Pourquoi je le vis ainsi quand d'autres arrivent à traverser cela bien plus sereinement ? Est-ce que je suis faible ? Est-ce d'ailleurs de la faiblesse ou est-ce que c'est juste moi, moi qui ressens tout si fort, moi qui vis tout si intensément ? J'aimerais pouvoir mettre le cerveau sur pause. J'aimerais n'avoir aucun moment de répit, aucun moment à moi parce que c'est là que je pense, c'est là que je ressens, c'est là que je me noie. L'année dernière, presque à la même période, pour mon anniversaire, j'écrivais quelque part : "fêterai-je d'autres anniversaires le quotidien ou le ventre vide d'un enfant désiré depuis si longtemps ?". J'ai peur du temps que cela prendra encore, j'ai peur de fêter encore plus d'un anniversaire sans lui ou sans elle. J'ai peur de vivre encore plus d'une année entière dans un tel état de détresse et de tristesse. J'ai peur de ne pas réussir à aller mieux par moi-même, avant d'avoir la nouvelle tant attendue. J'ai peur de la place que cela a pris dans ma vie, dans chaque journée, dans beaucoup trop de soirées où les larmes l'emportent.